Identité nationale: Que signifie-t-elle ?
L’exemple de l’identité suisse
Selim Matar- Genève-2015
Les trois facteurs constitutifs de l’identité
En tout temps et en tout lieu, trois facteurs sont constitutifs des nations et de leur identité :
- la géographie
- l’histoire
- la volonté de se distinguer.
Ces deux derniers facteurs sont en grande partie tributaires de l’environnement géographique.
1. La composante géographique et environnementale
Pour l’individu, le corps est le lieu de son identité. Pour la nation, c’est sa terre. Les nations solidement enracinées dans l’histoire ont toutes des frontières naturelles qui les caractérisent et les séparent des pays environnants. Sans le Nil, l’Egypte ne serait qu’une partie indistincte du désert de Libye. Sans le Tigre et l’Euphrate, l’Irak (la Mésopotamie) ne serait qu’une partie du désert arabique. Sans la Méditerranée, le monde arabe et l’Europe ne seraient qu’un, et sans les Pyrénées, la France et l’Espagne ne seraient qu’une seule nation.
2. L’histoire et l’héritage
Les nations ont leur personnalité culturelle et psychologique forgée par leur histoire et leur héritage propres, eux-mêmes liés à leurs spécificités géographiques et environnementales : montagnes, plaines, forêts, steppes, mers, marécages etc. La population d’un pays montagneux aura une mentalité différente de celle d’un pays désertique ou maritime et vivra des événements historiques également différents.
3. La conscience de l’identité chez les élites
Si la tête dirige le corps de l’homme, ainsi les élites politiques, culturelles, économiques et religieuses dirigent le peuple. La conscience nationale identitaire des élites est décisive pour exploiter les conditions naturelles et l’héritage historique. Ceci afin de forger une nation et de conserver son unité et sa continuité.
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Les spécificités de l’identité suisse
Lorsque le sujet de l’identité suisse est évoqué, on entend souvent le même refrain:
« La Suisse est une nation artificielle, qui doit son existence à l’accord des grandes puissances environnantes. »
Dans cet article nous allons montrer, au contraire, que la Suisse n’est pas une création artificielle, mais qu’elle remplit toutes les conditions pour posséder une identité naturelle.
Jusqu’ici, ceux qui ont traité le sujet n’ont pas suffisamment pris en compte les trois facteurs constitutifs mentionnés ci-dessus.
En se fondant sur ces facteurs, on peut considérer que la Suisse et son identité sont d’abord le produit de sa géographie et de son environnement propres:
Elle est constituée d’un plateau, bordé à l’est par une chaîne de montagnes (les Alpes), qui couvre 61 % de sa superficie, et à l’ouest par une autre (le Jura), qui couvre 12 % de sa superficie.
Cette situation géographique a joué un rôle déterminant dans la formation de la Suisse et de son identité. Une Suisse sans le Jura n’aurait jamais existé. Elle aurait été une partie de la France. Sans les Alpes, elle aurait été une partie de l’Italie.
Quant au plateau, il couvre environ 30 % de la surface du pays et s’étend de Genève au sud, jusqu’à Zurich et à la Thurgovie au nord. Il a été tout au long de l’histoire un passage naturel et précieux entre la partie méridionale latine de l’Europe occidentale et sa partie septentrionale germanique.
C’est dans ce plateau que s’est formée l’identité suisse, car le plateau a été le creuset où se sont rencontrés les habitants des Alpes et du Jura.
Portail entre le sud et le nord de l’Europe, il était naturel que le plateau soit divisé en une partie francophone au sud et une partie germanophone au nord.
Du fait qu’il a toujours été historiquement un lieu de passage pour les populations et pour les armées – de Hannibal jusqu’à Napoléon – le plateau a conféré à ses habitants une mentalité ouverte, commerciale et dynamique. Cette particularité géographique et environnementale a joué un rôle essentiel dans la formation des cinq principaux caractères de l’identité suisse que nous tenterons de résumer ici.
1. Une double personnalité : celle des montagnes et celle des plaines
L’identité suisse est le résultat du mélange de ces deux personnalités opposées et complémentaires:
La personnalité montagnarde, particulièrement celle des Alpes, plus importante quantitativement que celle du Jura, est caractérisée par la tendance à la réserve, au repli, à l’isolement et à la circonspection envers l’étranger. Mais aussi par la robustesse, la maîtrise des travaux manuels, le perfectionnisme, le sens pratique et la capacité à affronter les dangers.
La personnalité des plaines, à savoir celle des habitants du plateau confrontés aux étrangers, aux changements et aux évolutions, se caractérise par le dynamisme, l’esprit commercial, la diplomatie et la capacité d’entreprendre.
Cette dualité a contribué à constituer la qualité la plus importante de l’identité suisse: une personnalité qui allie la résistance, le perfectionnisme et le repli sur soi des montagnards au dynamisme et à l’esprit commercial et ouvert des habitants des plaines. Cette complémentarité fait la force de l’identité suisse.
2. La neutralité
La Suisse et l’Autriche sont les seuls pays d’Europe occidentale qui ne possèdent pas de façade maritime. Alors que l’Autriche, dont les plaines sont ouvertes sur l’Europe de l’Est, a compensé son incapacité à entreprendre des conquêtes maritimes par des conquêtes territoriales qui lui ont permis de constituer un empire, la Suisse est non seulement privée de mer, mais entourée par de grandes chaînes de montagnes. Cela l’a préservée des invasions étrangères, mais l’a également empêchée de s’étendre et de participer aux conquêtes coloniales européennes. Cette incapacité n’est nullement due à sa taille, puisque la Hollande et la Belgique, deux pays plus petits, ont pu, grâce à la mer, compter parmi les plus grandes puissances coloniales.
Cette particularité géographique – l’absence de mer – a conféré à la Suisse une importante composante de son identité, qui fait d’elle un cas unique en Europe occidentale: la neutralité!
Comme elle ne pouvait participer aux conquêtes et aux guerres des puissances environnantes, elle s’est limitée, dans sa relation avec l’extérieur, à se préserver des conflits qui faisaient rage à ses frontières. Cette relation s’est construite en dehors de la logique du rapport de force – dominant ou dominé. C’est une relation basée sur l’égalité et la recherche de l’intérêt réciproque.
Ce n’est donc pas un hasard que la Suisse ait vu naître la Croix-Rouge, qu’elle ait hébergé le siège des organisations internationales, et que les conventions internationales humanitaires et les traités de paix aient été signés sous ses auspices. Elle ne l’a pas fait par romantisme ou par vocation humaniste, mais plutôt pour des motifs inconscients: le désir de compenser son incapacité à participer aux jeux, aux conquêtes et aux guerres de ses voisins en faisant justement le contraire: œuvrer à résoudre les conflits, secourir et soigner les combattants.
3- L’art de manœuvrer avec les plus forts
La neutralité suisse est relative, car elle reste une petite nation entourée de nations guerrières et expansionnistes. Elle est donc obligée d’utiliser ses qualités naturelles, la force, la capacité d’adaptation et le dynamisme, pour se protéger et se renforcer.
Anciennement, elle a profité des forces défensives de sa nature montagneuse et de la vaillance de ses hommes. C’était un Etat nain, mais avec lequel les grandes puissances devaient compter à cause de la force de frappe de ses bataillons, qui se battaient aux côtés de la puissance qui payait le mieux. Les mercenaires n’étaient pas que des individus isolés qui choisissaient cette activité pour gagner des sous. La Confédération suisse pouvait aussi décider, par la Diète de Zürich, de l’engagement des Suisses dans un conflit. Il est arrivé que les Suisses obtiennent des territoires contre la promesse qu’ils ne soutiendraient pas telle ou telle puissance. C’était une manière de conquérir des territoires. Comme exemple de l’ampleur de cet engagement militaire au service de puissances étrangères, citons la bataille de Marignan (1515), qui a fait entre 8’000 et 14’000 victimes parmi les soldats suisses qui défendaient Milan contre les Français et les Vénitiens. L’art de manœuvrer avec les plus forts, en jouant de ses contingents de mercenaires, est progressivement devenu économique à travers la place financière suisse.
4. La recherche du consensus et le refus du charisme
La Suisse est un des rares pays, si ce n’est le seul, à n’avoir pas donné naissance à des rois ou à des princes ! Elle a toujours été gouvernée d’une manière quasi communautaire, à part quelques régions qui étaient dirigées par des barons et des comtes. Cette absence d’hommes forts s’explique assurément par la mentalité suisse qui refuse les personnalités charismatiques. Jusqu’à nos jours, elle n’a pas permis l’émergence de leaders politiques – un président, par exemple – religieux ou culturels de renom, qui auraient une forte emprise sur la population. Cela s’explique peut-être par la nature montagneuse de la plus grande partie du pays: les communications étaient difficiles entre les régions habitées, éclatées en de multiples vallées séparées par des barrières difficilement franchissables. Une telle configuration n’était pas favorable à l’émergence d’une personnalité rassembleuse. Seules les villes du plateau auraient pu produire une telle personnalité, mais la composante montagnarde de l’esprit suisse, fier et collectiviste, refusant d’être dominé et mené par une seule personne, s’est opposé à une telle émergence.
5. Le pacifisme
Avec le temps, la tendance au pacifisme et à la neutralité s’est confirmée dans la mentalité suisse. Ce n’est pas un hasard si, depuis plusieurs siècles, la Suisse se distingue considérablement des nations de l’Europe occidentale qui ont connu des guerre destructrices, civiles et internationales, comme les guerres de religion entre protestants et catholiques, les guerres napoléoniennes, en passant par les révolutions populaires et les deux guerres mondiales ! Au milieu de ces nations à feu et à sang, elle a pu étonnamment se protéger des guerres intestines et rester en dehors des conflits internationaux.
La dernière guerre qu’elle a connue est celle du Sonderbund (1847), une guerre civile qui a coûté la vie à moins de 100 soldats, sans faire de victime civile! Le chef de l'armée, le général Dufour, mérite d'être mentionné comme un exemple d'humanisme. Il ordonna à ses soldats: « Je mets donc sous votre sauvegarde les enfants, les femmes et les vieillards et les ministres de la religion. Celui qui porte la main sur une personne inoffensive se déshonore et souille le drapeau.»
6. Le multilinguisme, signe de faiblesse ou de force ?
Le multilinguisme, souvent mentionné comme preuve de la faiblesse de l’identité suisse, peut être vu au contraire comme une force. La plupart des nations, historiquement, étaient multilinguistiques, mais elles ont fini par imposer une seule langue nationale. Au contraire, la nature dynamique de l’Etat et des élites suisses a su gérer humainement et démocratiquement ce multilinguisme.
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Cet article a été publié premièrement dans:
(1)http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Marignan
[2] http://doc.rero.ch/record/177729/files/1947-11-21.pdf
[3] http://www.24heures.ch/vaud-regions/1847-La-guerre-civile-de-l-interieur/story/22632307